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ILS N’ONT PAS FROID AUX YEUX ET FILMENT LES AURORES BORÉALES EN 3D

Une équipe pluridisciplinaire composée d’un photographe, d’un chercheur et d’un astrophotographe[1], réunis sous la bannière de l’Institut d’astrophysique de Paris (IAP), vient de réussir pour la première fois à filmer les aurores boréales en 3D, dans un format adapté aux écrans hémisphériques, comme ceux des planétariums et des écrans IMAX.

Ce n’est qu‘en 2014, que des caméras vidéos suffisamment sensibles ont permis de filmer des aurores polaires[2] en temps réel, c'est-à-dire à la cadence de 25 ou 30 images par seconde[3], comme celle utilisée pour la télévision. Tirant parti de l’existence de ces nouvelles caméras ultra sensibles, l’équipe menée par Jean Mouette, photographe à l’IAP, s’est lancée dans l’aventure en poussant encore un peu plus loin l’expérience : filmer les aurores en stéréoscopie, le seul moyen de voir la profondeur de ces objets de lumière très étendus (des centaines de km) et éloignés (altitudes comprises en moyenne entre 80 et 250 km).

Jusqu’alors, les films montrant des images animées d’aurores étaient constitués d’une succession de prises de vues photographiques, avec des temps de poses de l’ordre de plusieurs secondes pour chaque image, montées ensuite en accéléré, et avec des couleurs plus vives que ce que peut voir l'œil la nuit (les capteurs électroniques des caméras étant plus sensibles aux couleurs que l’œil en conditions de faible luminosité). Bien sûr, ces animations ne peuvent rendre compte ni des mouvements réels, ni des détails fins de ces structures, qui sont rendus flous par des temps d’expositions longs. En effet, les mouvements des aurores sont quelques fois si rapides, surtout quand les aurores sont intenses, que des temps de pose inférieurs à la seconde sont nécessaires.

L’équipe a tenté pour la première fois de filmer les aurores en stéréoscopie en février 2014, avec une première version du dispositif, sans résultat. Après plusieurs évolutions du système de prise de vues, l’expérience a fini par porter ses fruits en novembre 2015 au moyen de deux caméras, mais en ne filmant que la moitié du ciel (l’hémisphère céleste visible depuis un point de la Terre). Et ce n’est que tout récemment, en février 2018, qu’ils ont réussi à filmer le ciel en entier et en 3D, avec deux paires de caméras.


Figure 1 : images gauche et droite d'une aurore boréale en mode hémisphérique

Crédit : Jean Mouette, Thierry Legault & Éric Hivon

La réalité du terrain

Il faut avoir déjà fait le voyage vers l’extrême nord de la Norvège[4] pour se rendre compte de l’échelle à laquelle ces phénomènes se produisent, et réaliser assez vite que le seul moyen de les saisir en vidéo consiste à filmer le ciel dans son intégralité, d’une extrémité du cercle de l’horizon à l’autre.

Quand la tempête géomagnétique bat son plein et que le spectacle est au rendez-vous, à condition que le ciel soit dégagé, les aurores se déploient sur des distances de plusieurs centaines de kilomètres, dans toutes les directions, et à toute vitesse. D’où le choix d’utiliser deux paires de caméras, équipées d’objectifs ultra grand angle, de type « Fish-Eye »[5], qui pointent vers le zénith avec un angle de 90° entre les deux objectifs (voir Fig. 2), ce qui permet de couvrir l’ensemble du ciel.

Les difficultés sont nombreuses, puisqu’il faut non seulement que les deux paires de caméras soient espacées de plusieurs kilomètres (à cause de la distance des aurores), mais aussi qu’elles aient exactement la même orientation géographique (en utilisant comme repère le pôle Nord céleste). Il faut pouvoir également synchroniser les prises de vues entre les caméras avec une précision égale à la cadence de prises de vues, soit le 1/25e ou le 1/30e de seconde ; pour y parvenir, plusieurs moyens sont utilisés de concert :

  1. en synchronisant chaque soir les horloges des enregistreurs (qui inscrivent une marque de temps dans les métadonnées des images vidéo individuelles),
  2. en produisant un flash lumineux visible simultanément dans chaque paire de caméra à chaque enregistrement,
  3. en synchronisant au montage les images produites par les deux paires de caméras, après analyse (à l’œil, en zoomant dans les images) des mouvements rapides des structures fines des aurores : en effet, les horloges à quartz des enregistreurs ne permettent pas d’atteindre une précision suffisante (elles ont une tendance à dériver au court de la nuit).

Bien sûr, il faut que le ciel soit absolument sans nuages (qui sont beaucoup moins distants que les aurores), et de préférence sans Lune : celle-ci augmente la brillance du fond de ciel et diminue donc le contraste des aurores. Sans parler de la difficulté physiologique pour les opérateurs de rester toute la nuit dehors, au milieu de la forêt boréale et du champ (à moutons) enneigés, dans des conditions de températures fortement négatives (-15° ou -20° C le plus souvent), en général accompagnées d’un vent soutenu. Ces conditions mettent également le matériel à rude épreuve : les pannes et ennuis techniques divers sont fréquents.

Il est difficile d’estimer la quantité de nuits (une cinquantaine ?) nécessaires sur le terrain avant de parvenir à ce résultat, les conditions idéales n’étant que rarement réunies : ciel dégagé, aurores boréales convaincantes et matériel en état de fonctionner ! Et le nombre des nuits pendant lesquelles l’équipe a réussi à filmer de belles aurores ne dépasse jusqu’ici pas celui des doigts d’une seule main. Pendant ces quelques nuits durant lesquelles les aurores ne se produisent de manière intense que pendant quelques minutes à deux ou trois reprises, les observateurs luttent contre le froid en scrutant le ciel.

La météorologie de l'espace

Même si l’on essaye de planifier les observations à un moment où les probabilités de visibilité des aurores sont les meilleures (toujours en hiver, puisqu’en été à ces latitudes, le ciel n’est plus noir pendant de longs mois) en s’aidant des prévisions de la météorologie de l’espace, la réalité est souvent imprévisible. La météo de l’espace est une science jeune, qui a encore des progrès à faire, même si les scientifiques comprennent de mieux en mieux les phénomènes compliqués qui sont en jeu dans le domaine des relations Soleil-Terre.

En période de minimum d’activité solaire, comme la NASA prévoit que ce soit le cas vers 2019 ou 2020, les situations les plus favorables sont celles pendant lesquelles des flots de vent solaire rapide (électrons accélérés) en provenance de la surface du Soleil à travers les trous de la couronne solaire, interagissent avec la magnétosphère terrestre. Il est relativement aisé de prédire l’arrivée de ces flots de vent solaire, puisque les trous par lesquels ils s’échappent suivent la période de rotation du Soleil, soit en moyenne 28 jours (il y a une rotation différentielle suivant la latitude du Soleil). Avec un peu de chance, d’une rotation solaire à l’autre, le ou les trous coronaux précédemment actifs sont encore présents et permettent à nouveau le passage des particules chargées vers l’environnement terrestre. Reste à avoir la chance que la météorologie locale soit également favorable, puisqu’on ne peut évidemment pas voir d’aurores lorsqu’il y a des nuages.

Voir l’invisible : les spécificités de la prise de vues en stéréoscopie des aurores polaires

Pour donner à l’observateur ou l’observatrice l’impression de la profondeur et une information sur les distances, le cerveau utilise la différence de point de vue entre l’œil gauche et l'œil droit, autrement dit l’angle légèrement différent sous lequel un objet est vu, ce que l’on nomme la parallaxe. Alors qu’un écartement moyen entre les deux yeux de 6 ou 7 cm suffit pour pouvoir percevoir en volume un objet situé à quelques mètres, dans le cas des structures aurorales, qui apparaissent à des altitudes comprises en moyenne entre 80 et 250 km, c’est plusieurs kilomètres qu’il faut mettre entre les deux « yeux », pour que ces structures apparaissent sous un angle différent[6].

L’équipe a donc essayé de construire ce « géant », en utilisant deux ou quatre caméras vidéo équipées d'objectifs « Fish-eyes », séparées les unes des autres d’à peu près 7 km, et qui filment avec la même orientation et exactement au même moment la voûte céleste dans son intégralité. De fait, en visionnant ces images sur un écran 3D (jeux vidéo et écran TV avec des lunettes 3D), les aurores se détachent nettement en avant-plan des étoiles, et montrent leurs structures verticales sur des dizaines ou des centaines de kilomètres d’altitude. Volutes, rideaux, bouffées irradiantes, éclairs, frémissements colorés ultra rapides et autres serpents de lumières : des formes inattendues et pas complètement comprises par les scientifiques se déploient alors dans toutes les dimensions de l’espace.

Si des compétences en astrophotographie sont requises sur le terrain, ce dont Jean Mouette et Thierry Legault (astrophotographe de renommée internationale), ne manquent pas, il fallait pour parvenir à produire des paires d’images stéréoscopiques de bonne qualité, s’adjoindre les talents d’un expert en astrométrie sur la sphère. C’est Éric Hivon, cosmologiste à l’IAP, qui, grâce à son expérience du traitement des images du fond diffus cosmologique produites par le satellite Planck, a réussi à corriger les distorsions présentes dans les images brutes des aurores.

Ces distorsions se manifestent particulièrement du fait que les distances entre des couples d’étoiles identiques, présents dans les deux images « œil gauche » et « œil droit », ne sont pas les mêmes. Elles sont dues aux imperfections des objectifs utilisés, de très courte focale et à très grand champ, et de surcroît de type « Fish-eyes » (à projection sphérique).

Le cerveau est sensible aux différences, mêmes minimes, qu’il peut y avoir entre les images vues par l’œil gauche et par l’œil droit, et pour que l’illusion du relief dans les structures des aurores soit la plus parfaite possible, il faut que les images d’arrière plan constituées par le fond de ciel étoilé soient rigoureusement identiques.

Éric Hivon a mis au point un algorithme[7] qui déforme les images de « l’œil gauche » et « l’œil droit » afin d’aligner précisément toutes les étoiles des deux voûtes célestes en utilisant des catalogues de positions d’étoiles de référence, et en les comparant avec celles des étoiles présentes dans les images. La description détaillée du système de prises de vues et de l’algorithme a été publiée (en anglais) dans le « Journal of SpaceWeather and Space Climate » en octobre 2017. Le logiciel dans lequel est mis en œuvre l’algorithme de traitement des images par alignement des étoiles est en accès libre (voir liens plus bas).

Grâce à la dernière version avec deux paires de caméras de ce dispositif, l’équipe produit maintenant des séquences vidéo en temps réel et en relief de l'ensemble du ciel, avec des images de 4096 x 4096 pixels, adaptées à la projection hémisphérique, c'est-à-dire capables de montrer l’intégralité de la voûte céleste, comme dans les planétariums et les salles IMAX. Avec l’évolution technologique rapide des systèmes de visualisation de type réalité virtuelle, augmentée, à 360° etc., ces images pourront être appréciées par un public plus large dans un futur proche.

Si la direction de l’IAP permet (et encourage) le développement de cette activité « Arts-sciences » au sein du laboratoire, ce projet n’a bénéficié jusqu’à présent d’aucun financement institutionnel : il doit son existence à la persévérance et aux fonds propres des membres de l’équipe, soutenus par la société Loca-images pour le prêt de matériel.

Notes

[1] Jean Mouette, Éric Hivon (IAP) et Thierry Legault (http://www.astrophoto.fr/index_fr.html)
[2] Les aurores se produisent en même temps dans les deux hémisphères : aurores boréales et australes, ou polaires.
[3] Le temps de pose de chaque image ne peut donc pas être plus long que le 1/25e ou le 1/30e de seconde, puisque s’il l’était, la caméra n’aurait pas le temps de faire 25 ou 30 poses en 1 seconde.
[4] À cause de l’inclinaison de l’axe magnétique de la Terre, la région de Tromsø (environ 70° de latitude Nord) a l’avantage d’être située exactement sous l’ovale auroral formé par les aurores autour du pôle géomagnétique.
[5] Ces objectifs, dits « œil de poisson », projettent les images sur une sphère, et non sur un plan.
[6] Une règle communément admise en matière de photographie « hyper stéréoscopique » (stéréoscopie d’objets à très grande distance) veut que la distance entre les deux caméras soit égale à environ 1/30e de la distance de l’objet le plus proche à photographier, soit ici entre 6 et 7 km, pour une distance moyenne des aurores de 200 km.
[7] La méthode mise au point par Éric Hivon a d’ailleurs récemment été utilisée avec succès par l’équipe FRIPON (https://www.fripon.org/), pour corriger le même genre de distorsions dans des images vidéo d’étoiles filantes.
[8] Wikipédia : Courant de Birkeland (https://fr.wikipedia.org/wiki/Courant_de_Birkeland)

Figure 2 : à gauche, l’avant-dernière version du dispositif de prise d’images avec une des deux paires de caméras, et les deux enregistreurs (derrière les écrans), qui permettent d'obtenir une image de l'ensemble du ciel. Ici, les axes optiques des caméras sont inclinés de 70° l’un par rapport à l’autre, alors que dans la dernière version du dispositif, l’angle est de 90°. À droite, un paysage norvégien (© Thierry Legault)

La nature des aurores polaires

Ce phénomène lumineux se produit à haute altitude (entre 80 km et 250 km environ), lorsque des particules chargées en provenance du Soleil (vent solaire rapide), sont, après avoir été accélérées par des processus complexes dans la longue traînée de gaz ionisé (queue de plasma) de la Terre du côté nuit, happées par le champ magnétique terrestre qui les conduit vers les régions polaires. Lorsque ces particules entrent en collision avec les atomes et molécules (oxygène et azote) qui composent l’atmosphère terrestre, ces atomes sont excités et retrouvent leur état stable en émettant des photons dont la couleur est caractéristique de l’élément chimique excité : le vert provient de l’oxygène, le violet de l’azote, certains rouges d’un autre état d’excitation de l’oxygène, à plus haute altitude.

Les aurores, qui se produisent symétriquement dans les régions polaires boréales et australes, ont de tous temps intrigué, voir effrayé, les habitants et voyageurs de ces régions. Ce n’est qu’au tout début du 20e siècle, que Kristian Birkeland (1867-1917), physicien norvégien, un temps élève à Paris du mathématicien français Henri Poincaré, a, le premier, émis l’hypothèse de l’origine solaire de ces tourbillons de lumières arctiques. Il fallut attendre la fin des années 1960, pour qu’un magnétomètre embarqué à bord d’un satellite de l’US Navy[8], mesurant d’intenses perturbations magnétiques à chacun de ses passages au-dessus des aurores boréales, apporte la preuve des interactions entre le vent solaire et le champ magnétique de la Terre.

Références

Liens

puce La météorologie de l’espace sur http://www.spaceweather.com/
puce Le livre de Jean Lilensten (astronome à l'Institut de planétologie et d'astrophysique de Grenoble) : « Chasseur d’aurores » aux Éditions de la Martinière (2014)
puce Un livre récent pour comprendre les aurores par Fabrice Mottez (astrophysicien au CNRS/Observatoire de Paris-Meudon) : « Aurores polaires », chez Belin (2017)

Rédaction et contacts

Remerciements

Nous remercions Loca-images pour son généreux soutien à ce projet, ainsi que François Sèvre (assistant-ingénieur retraité à l’IAP) pour son aide technique.

Rédaction web : Valérie de Lapparent, Matthew Lehnert

Juin 2018

Institut d'Astrophysique de Paris - 98 bis boulevard Arago - 75014 Paris