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Le projet COSMOS


Il y a de cela quelques siècles, les cartes du monde portaient la marque d’espaces vierges, des espaces que personne n’avait jamais visités, des territoires inconnus aux centres des continents. La marque de l’incomplétude de notre savoir. Ici et maintenant, au commencement du 21e siècle, chaque recoin du globe a été cartographié par les satellites avec une précision millimétrique et nos contrées inconnues se situent maintenant toutes bien au-delà de la Terre. Cependant, la plus grande partie de la matière qui constitue l’Univers est une substance noire et inconnue, au cœur des galaxies et des amas. Récemment, une équipe internationale d’astronomes a réussi pour la première fois à déterminer les contours et le profil de cette terra incognita, ce matériau mystérieux qui imprègne l’espace tout au long des âges cosmiques.

Un élément fondamental en astronomie est la cartographie, établir de quoi est constitué l’Univers et où ça se trouve. Malheureusement, les astronomes sont aujourd’hui dans la situation peu enviable de réaliser que la plupart de la masse de l’Univers est composée d’une matière qui n’émet pas de lumière. Cette « chose » est invisible, et sa présence ne peut être qu’indirectement détectée par les effets gravitationnels qu’elle engendre. Dans un passé récent, cette détection nécessitait des mesures précises des positions et des mouvements des galaxies qui, seules, pouvaient nous donner une idée de l’endroit où la matière noire peut bien se cacher. Qu’en est-il alors de la matière noire là où il n’y a pas de galaxies ? Et de sa distribution spatiale aux grandes échelles ? Heureusement, il y a pour les astronomes un autre moyen de savoir où se cache la matière noire dans l’Univers : la déviation des rayons lumineux dans un champ de gravitation.

Cette prédiction majeure de la théorie de la relativité générale d’Einstein a été vérifiée de manière spectaculaire par la mesure de la position d’une étoile au cours de l’éclipse totale de soleil du 29 mai 1919. Les observations extragalactiques de cet effet ont dû attendre les années 1980, quand les premières caméras CCD (Charged Coupled Device, dispositif à transfert de charge) permirent aux astronomes de réaliser des images suffisamment précises de la forme des galaxies. Ils ont réalisé alors que les arcs et les filaments observés au cœur des amas de galaxies étaient en fait des images fortement déformées de galaxies situées en arrière-plan et qu’ils avaient à leur disposition un nouvel outil pour mesurer la quantité de matière noire à l’intérieur des amas.

Imaginez maintenant un rayon lumineux émis par une galaxie éloignée et qui traverse l’Univers. Au cours de son long périple jusqu’à la Terre, il croisera des concentrations de matière noire. La forme de cette galaxie sera subtilement altérée, l’image en sera déformée. A partir d’une seule galaxie, l’effet est indétectable, mais sur des millions, il peut être mesuré. La détermination de l’amplitude de ce « cisaillement cosmique » nous renseigne sur la matière noire se trouvant le long de la ligne de visée, entre nous et cette galaxie. Le groupe de l’Institut d'Astrophysique de Paris (IAP, CNRS, Université Pierre & Marie Curie) dirigé par Yannick Mellier fut l'un des premiers au monde à mesurer cet effet de manière convaincante.

Si de telles mesures nous donnent des informations sur toute la matière noire située entre nous et cette galaxie distante, nous aimerions bien savoir de quelle manière cette matière est répartie à travers les âges cosmiques, depuis le passé le plus lointain jusqu’à nos jours. Et nous voudrions aussi savoir comment se distribue la matière noire en fonction de la matière lumineuse.

Pour la toute première fois, une telle carte vient d’être établie et présentée dans la revue Nature par R. Massey et ses collaborateurs. La réalisation de cette carte, qui montre la distribution spatiale de la matière noire au sein d’un amas de galaxie, n’a été possible que grâce à un remarquable effort observationnel, le projet COSMOS. (Cosmic Evolution Survey). Plusieurs astronomes de l’IAP sont activement impliqués dans cette collaboration. La pièce maitresse de ce programme est une grande quantité de temps d’observation du télescope spatial Hubble, soit 640 orbites (environ 1000 heures d'observations) qui couvrent pratiquement 2 degrés carré de la surface du ciel, neuf fois la taille apparente de la pleine Lune. C’est la plus grande surface contigüe de ciel jamais observé par Hubble. Ces images fournissent une information morphologique d’une extrême précision pour les galaxies du champ COSMOS. En mesurant les distorsions extrêmement petites dues à la matière noire, de ces galaxies du « papier peint cosmique », on peut calculer la quantité de cette matière présente entre nous et ces galaxies distantes pour chaque région du champ COSMOS.

Si ce genre de travail avait déjà été effectué par le passé, il s’agit cette fois d’une révolution, pour deux raisons. Tout d’abord, la résolution extraordinaire des images obtenues par les observatoires spatiaux signifie que pour chaque partie du ciel, la quantité d’objets mesurés pour déterminer la distorsion du signal (due à l’effet de cisaillement gravitationnel) devient bien supérieure, ce qui permet de détecter des quantités de matière noire bien plus petites le long de la ligne de visée ; de plus, notre connaissance de ce « papier peint cosmique » de galaxies est maintenant beaucoup plus vaste : les principaux observatoires spatiaux et terrestres ont tous observé ce champ. On peut citer notamment Spitzer, Chandra et le satellite européen XMM, et pour les observatoires au sol, le télescope Subaru au Japon, le CFHT à Hawaii, l'Observatoire de Cerro-Tololo (CTIO) ou encore le VLT au Chili. Les futurs observatoires comme le satellite Herschel et le réseau d’antennes radio ALMA ont déjà le champ COSMOS dans leur programme d’observations. Grâce à toutes ces données, nous sommes capables de mesurer précisément la distance de chaque galaxie, en utilisant la technique dite du décalage photométrique vers le rouge. Cette technique est basée sur le fait que plus un objet est loin, plus la lumière que nous recevons de lui est rougie, une conséquence de l’expansion de l’Univers. En calibrant cette méthode à l’aide d’objets dont la distance est précisément connue, il devient alors possible d’obtenir une information sur la distance de la plupart des objets jusqu’à une distance à laquelle l’Univers avait un peu plus de la moitié de son âge actuel.

À l’aide de cette information, nous pouvons répéter l’exercice, et mesurer une fois encore la distribution spatiale de la matière noire en utilisant comme point de référence des galaxies situées à des distances de plus en plus grandes. Nous obtenons ainsi une série de « tranches » d’Univers, à des âges cosmiques de plus en plus reculés. Chaque tranche offre un instantané de la distribution de la matière noire, à différents âges cosmique. Quelques manipulations mathématiques nous permettent d’obtenir une image composite qui nous montre cette matière noire jusqu’à plus de la moitié de l’âge actuel de l’Univers. De la même manière, on peut aussi mettre en évidence la distribution de la matière visible sur la même période de temps.

Que voit-on alors en faisant tout ça ? Que la matière noire, comme la matière visible, n’est pas distribuée uniformément dans l’Univers. Il y a des espaces vides qui s’étendent sur de grandes distances, il y a des grandes structures filamentaires allongées et des nœuds de matière dense. La matière visible présente à peu près les mêmes structures. D’autres éléments de l’histoire nous racontent des choses différentes. Par exemple, d’après les cartes COSMOS, les rayons X ne sont émis que depuis le centre des amas de galaxies, les régions les plus denses de l’Univers.

Là où se trouve la matière noire dans le volume observé par COSMOS, et son évolution en fonction du temps, s’accorde assez bien avec les meilleures prédictions pour la formation des structures de l’Univers, le modèle dit de la matière noire froide. (Cold Dark Matter model). En réalisant des simulations numériques, les scientifiques ont été capables de créer des univers remplis de cette matière et de suivre sa distribution spatiale et son évolution dans le temps. La matière noire de ces simulations ressemble beaucoup à celle observée dans le volume COSMOS.

Le véritable enjeu cependant, reste la compréhension du rôle précis joué par la matière noire dans la distribution spatiale de la matière visible, essentiellement son influence sur la formation des galaxies. Il semblerait que les galaxies ne peuvent se former que là où il y a des halos de matière noire. Il semble également que la quantité de matière noire dans ces halos détermine le genre de galaxies qui sera formé. Plus les halos de matière noire sont massifs, plus les galaxies formées le seront à leur tour.

Dans les cartes COSMOS, il y a aussi des régions où il y a des traces de matière visible mais pas de matière noire correspondante, et inversement. Bien que ce soit là un effet curieux, il s’agit probablement d’un effet instrumental. De meilleures cartes sont encore nécessaires. Un passionnant et nouveau continent a été révélé par ce travail, et sans aucun doute, de nombreuses années d’explorations sont encore devant nous.

 



Cette image composite montre 3 différentes composantes du champ COSMOS : la matière normale (en rouge) étudiée principalement par le satellite XMM Newton de l'Agence Spatiale Européenne (ESA), la matière noire (en bleu) et les étoiles et les galaxies (en noir et blanc) observées dans le visible par le satellite Hubble
© NASA, ESA and R. Massey (California Institute of Technology)

 

Cette image composite montre les deux composantes, la matière visible (en rouge) et la matière noire (en bleu, avec les contours d'isodensité)
© NASA, ESA and R. Massey (California Institute of Technology)

 



Carte en 3 dimensions de la matière noire dans le champ COSMOS

© NASA, ESA and R. Massey (California Institute of Technology)
 


Comparaison entre la matière visible et la matière noire, à l'échelle des grandes structures de l'Univers

Comparaison entre la matière visible et la matière noire, à l'échelle des grandes structures de l'Univers
©
NASA, ESA and R. Massey (California Institute of Technology)
 

 

Tailles respectives de la Lune et du champ COSMOS

Tailles respectives de la Lune et du champ COSMOS

© NASA, ESA and Z. Levay (STScI)

 


Image extraite du champ COSMOS
© NASA, ESA and A. Koekemoer (STScI)
 

Traduction : Jean Mouette

janvier 2007