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L'ORIGINE DES GRANDES STRUCTURES DE L’UNIVERS ET LES FLOTS DE MATIÈRE NOIRE DANS NOTRE VOISINAGE COSMIQUE

Pour comprendre pourquoi l'Univers possède la structure observée dans les relevés de galaxies et comment cette structure évolue, il faut connaître son état initial. Depuis 2012, une collaboration de cosmologistes de France, du Royaume-Uni et d'Allemagne travaille sur cette question. En utilisant des techniques avancées de modélisation informatique, l'équipe de chercheurs a réussi à convertir la distribution des galaxies observée par le Sloan Digital Sky Survey, en des cartes détaillées de l'état initial de l'Univers, des flots de matière et leurs vitesses. Ces cartes sont désormais accessibles en ligne.

 

La toile cosmique : la structure de l'Univers au temps présent

Aux plus grandes échelles de notre Univers, l’ensemble de la matière est organisée en un réseau complexe de murs et filaments délimitant de grandes régions vides : les filaments relient les régions les plus denses de l’Univers, où se trouvent de grands regroupements de galaxies, les « amas » ; l’ensemble de ce réseau est appelé la toile cosmique. Celle-ci est composée de matière noire, une substance de nature encore inconnue qui représente plus de 80% de la masse de l'Univers. Comme elle n'émet pas de lumière et n'interagit pas avec la matière lumineuse, sa distribution et son évolution ne sont pas directement observables et doivent être déduites. Les galaxies font partie de la composante lumineuse de la matière, et se forment dans les régions où la matière noire se concentre. L’agencement spatial des galaxies porte donc la trace de la structuration sous-jacente de la matière noire.

Comment cette structure est-elle apparue dans l'Univers ? Pour comprendre l'origine de la complexité d'un système, les physiciens ont généralement recours à l'expérimentation : ils définissent des conditions initiales, et observent comment le système évolue. Mais comment faire pour répondre à une telle question en cosmologie, c'est-à-dire quand le système étudié est l'Univers dans son ensemble ? L'expérimentation n'étant pas possible, la technique des « simulations numériques » apporte quelques éléments de réponse. En partant de conditions initiales dans lesquelles la matière noire présente des fluctuations de densité, c’est-à-dire une alternance de régions plus denses, et d’autres moins denses, les simulations indiquent que l'ensemble de la matière évolue sous l'effet de la gravitation générée par les zones les plus denses en matière noire, et que les galaxies apparaissent ensuite et s’amassent dans ces régions. Ces prédictions sont en accord qualitatif avec les observations, mais elles ne renseignent pas sur les conditions initiales à utiliser afin de reproduire l’Univers observé. C'est en connaissant les conditions initiales dont il est le produit, que l'on peut comprendre l’origine des grandes structures dans notre Univers.

La reconstruction des conditions initiales

Imaginons que nous disposions de ressources informatiques infinies. La meilleure chose à faire serait d'essayer tous les états initiaux possibles pour l'Univers, de faire une simulation numérique pour chacun d'entre eux, et de comparer le résultat aux observations. Les simulations qui ressembleraient le plus aux données seraient adoptées comme représentation de toute l'histoire de cette région de l'Univers à travers les âges. Malheureusement, ce scénario n'est pas possible, car les ressources informatiques actuelles ne sont pas suffisantes. Cependant, grâce à des méthodes statistiques puissantes, dont le fondement mathématique ne date que d’une trentaine d'années, il est maintenant possible de n’explorer que les conditions initiales plausibles, en évitant de perdre du temps à simuler des cartes qui ne reproduisent pas les observations. Pour cela, un logiciel perfectionné baptisé BORG (Bayesian Origin Reconstruction from Galaxies) a été développé à l'IAP par Jens Jasche et Benjamin Wandelt entre 2012 et 2015. Guilhem Lavaux a rejoint la collaboration en 2014 afin d’augmenter significativement certains aspects du modèle et des performances.

Dans sa thèse, Florent Leclercq, doctorant à l'IAP entre 2012 et 2015, a appliqué le logiciel BORG pour la première fois à un relevé cosmologique, l'échantillon de galaxies principal du Sloan Digital Sky Survey (SDSS). Pour plusieurs centaines de milliers de galaxies, ce catalogue fournit leur position sur le ciel, ainsi que leur décalage vers le rouge ; ce dernier résulte de la combinaison de la distance de chaque galaxie à la Voie Lactée et de sa vitesse dans les flots de matière. En utilisant BORG, il a été possible de reconstruire l’ensemble des conditions initiales qui sont compatibles avec les observations dans le volume couvert par ces galaxies, jusqu'à une distance d’environ 2 milliards d'années-lumière de la Voie Lactée. Ce travail a nécessité près d’un an de calculs sur le super-ordinateur de l’IAP, Horizon. La Figure 1 montre un scénario parmi l’ensemble des histoires cosmiques possible, dans lequel la distribution de matière noire évolue à travers les âges sous l’effet de la gravité pour reproduire la toile cosmique observée par le SDSS.


Figure 1Figure 1 : Un scénario possible pour l’émergence des grandes structures dans l’Univers : le champ de matière noire évolue depuis les conditions initiales à travers les différents âges cosmiques (de gauche à droite), jusqu’à l’époque présente (à droite). Les différents panneaux montrent le champ de densité de matière noire à une époque de l’évolution cosmique caractérisée par le paramètre a, la taille relative de l’Univers à cette époque par rapport à sa taille actuelle. Les zones claires correspondent aux endroits où la densité de matière noire est faible, et les zones foncées aux endroits où elle est élevée. À l’époque présente (panneau de droite), la structure du champ de matière noire est celle qui correspond précisément à la distribution de galaxies observée par le SDSS, représentées par les points rouges. La Voie Lactée se situe dans le coin inférieur gauche de chaque carte, au sommet du triangle de galaxies (en rouge), avec les coordonnées [0,0] (Source : Jasche et al. 2015, Journal of Cosmology and Astroparticle Physics).

Les flots de matière noire

Disposer des conditions initiales de notre voisinage cosmique révèle une foule d’informations nouvelles sur la matière noire. En utilisant des outils développés pour les simulations numériques, les chercheurs ont notamment pu établir des cartes de champs de vitesses dans les observations, indiquant la direction et la force des flots de matière en chaque point. La Figure 2 montre comment les flots de matière s'approchent et s'éloignent de nous. Le Grand Mur du Sloan (Sloan Great Wall), l'une des plus grandes structures de l'Univers connu, est clairement visible au centre du diagramme, à l'intersection de flots de matière noire convergents provenant de l’avant et de l’arrière du plan défini par ce mur de galaxies.

Ces cartes sont précises y compris dans les régions où la densité de galaxies est faible, c’est-à-dire où la reconstruction est difficile car les données sont peu informatives. Jusqu’à présent, seules les vitesses de déplacement des galaxies étaient accessibles dans les observations, au prix de lourdes campagnes d’observations complémentaires et d’étalonnage des mesures utilisées pour déduire ces vitesses. A noter qu'à la fois dans la Figure 1 et la Figure 2, la structure à grande échelle de la matière noire est bien contrainte dans les régions couvertes par les galaxies observées, mais en dehors, la fiabilité du champ de densité et de vitesse représentés décroît avec la distance aux bords du relevé de galaxies.

L’ensemble des cartes produites par la collaboration de chercheurs au cours de ce projet ont été rendues publiques. Elles sont à la disposition de la communauté scientifique pour des études complémentaires, par exemple pour analyser la formation et les propriétés des galaxies en fonction de leur environnement.


Figure 2Figure 2 : Cône de distance le long de l'équateur céleste, montrant la composante radiale du champ de vitesse (en kilomètres par seconde) en fonction de la distance[1] à la Voie Lactée (située à la pointe du cône). La tranche est d'une épaisseur constante d'environ 3 mégaparsecs[1] (ou 9 millions d'années-lumière) à toutes les distances. Dans les régions en bleu, la matière se dirige vers nous, et dans les régions en rouge, elle s'éloigne de nous. Les galaxies de l'échantillon principal du Sloan Digital Sky Survey sont représentées par des points noirs. Au centre de l'image, on peut remarquer comment la matière s’effondre sur le Grand Mur du Sloan, une des plus grandes structures de l'Univers connu, à l’interface entre les deux grands croissants rouge et bleu (à enciron 220 mégaparsecs), le premier montrant la matière située à l’avant-plan du mur qui tombe sur celui-ci en s’éloignant de la Voie Lactée, et le second montrant la matière située à l’arrière-plan du mur qui tombe en se rapprochant de la Voie Lactée (Source : Leclercq et al. 2017, Journal of Cosmology and Astroparticle Physics).

L'accès aux conditions initiales et à la dynamique de la distribution de matière noire à partir des relevés de galaxies ouvre de nouvelles perspectives pour tester la validité des modèles à la lumière des observations. L’utilisation de ces techniques appliquées à la prochaine génération de relevés profonds de galaxies, comme ceux qui seront réalisés par le satellite Euclid, le Dark Energy Spectroscopic Instrument, ou le Large Synoptic Survey Telescope, permettra des tests sans précédent du modèle en vigueur pour la formation et l'évolution de la toile cosmique.


Ces recherches ont bénéficié de financements du Conseil de Recherche Européen (ERC grant 614030, « Darksurvey »), de l'Agence Nationale de la Recherche (ANR-10-CEXC-004-01), du Labex Institut Lagrange de Paris (ANR-10-LABX-63, ANR-11-IDEX-0004-02), de la fondation Alexander von Humboldt et du « Cluster of Excellence », de la « Deutsche Forschungsgemeinschaft » (Fondation Allemande de la Recherche, « Origin and Structure of the Universe »).


[1] Les distances sont indiquées en mégaparsecs (correspondant à environ 3 millions d'années-lumière), et ont été calculées pour une valeur de la constante de Hubble, mesurant le taux d'expansion de l'Univers, de 100 km/s/mégaparsec. Pour la valeur effectivement mesurée d'environ 70 km/s/mégaparsec, il faut diviser les distances indiquées par 0.7.

Liens

puce L'article dans la revue Monthly Notices of the Royal Astronomical Society : Jasche, Wandelt, 2013, « Bayesian physical reconstruction of initial conditions from large scale structure surveys », https://academic.oup.com/mnras/article/432/2/894/1020272 (version publique)

puce L'article dans la revue Journal of Cosmology and Astroparticle Physics : Jasche, Leclercq, Wandelt, 2015, « Past and present cosmic structure in the SDSS DR7 main sample » http://iopscience.iop.org/article/10.1088/1475-7516/2015/01/036 (version publique)

puce L'article dans la revue Journal of Cosmology and Astroparticle Physics : Leclercq, Jasche, Lavaux, Wandelt, Percival, 2017, « The phase-space structure of nearby dark matter as constrained by the SDSS » http://iopscience.iop.org/article/10.1088/1475-7516/2017/06/049 (version publique)

puce La thèse de doctorat de Florent Leclercq (Université Pierre et Marie Curie) : « Bayesian large-scale structure inference and cosmic web analysis » http://florent-leclercq.eu/phd.php

puce Cartes et logiciels de l’analyse BORG du relevé SDSS : http://florent-leclercq.eu/data.php

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Février 2018

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