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LES PLASMAS ASTROPHYSIQUES TURBULENTS, ACCÉLÉRATEURS DE PARTICULES

L’origine des particules de haute énergie dans l’Univers, noyaux d’atomes, électrons, photons ou neutrinos, constitue une énigme clé de l’astrophysique multi-messagers. Des travaux menés par une équipe de l’IAP et du CEA permettent de mieux comprendre le mécanisme par lequel les plasmas astrophysiques turbulents jouent le rôle d’accélérateurs de particules. En particulier, ils proposent un modèle théorique qui implémente dans un cadre moderne l’idée pionnière du célèbre physicien Enrico Fermi.

Le développement de nouvelles techniques d’observation du ciel nous permet désormais de sonder l’Univers au-delà du domaine visible auquel nos yeux sont sensibles, jusqu’aux rayons X et gamma, voire gamma de haute énergie : ces rayonnements sont constitués de photons[1] ayant des énergies de l’ordre de 1 téra, ou mille milliards d’électronvolts (noté TeV) à 1 péta, ou 1 million de milliards d’électronvolts (noté PeV), soit environ 1012 à 1015 fois plus élevées que celles de la lumière rouge. Le rayonnement de haute énergie diffère en outre du rayonnement visible par son origine. Il est en effet le résultat de processus radiatifs divers, baptisés Bremsstrahlung[2], synchrotron[3], Compton[4] ou hadronique[5] que subissent des particules chargées – que ce soient des électrons[6] ou des noyaux d’atomes, voire des positrons[7] – qui ont été au préalable portées à de hautes énergies dans des plasmas[8] astrophysiques ténus (c’est-à-dire peu denses), par un mécanisme qui reste à élucider.

Figure 1 : La radiogalaxie Centaurus-A dans deux bandes de fréquence Figure 1 : La radiogalaxie Centaurus-A vue dans deux différentes bandes de fréquence : dans le domaine visible à gauche, on peut voir en blanc le halo diffus d’étoiles de la galaxie de type elliptique, et l’épaisse bande de poussières qui la traverse en son centre et obscurcit la lumière émise par les étoiles ; en rayons X, à droite, les éjections de matière composées de particules très énergétiques, sont visibles en bleu sous forme de lobes diffus ou au contour net, et de jets linéaires.
Crédits : ESO/WFI/M. Rejkuba et al., NASA/CXC/CfA/R. Kraft et al.

Les étoiles ordinaires, les nébuleuses ou les galaxies s’effacent de ce ciel à haute énergie, car les objets qu’on y rencontre doivent être le siège de phénomènes suffisamment dynamiques et violents pour accélérer les particules aux énergies observées : trous noirs[9], microquasars[10], sursauts gamma[11], radiogalaxies[12], etc. En témoigne par exemple l’image de la radiogalaxie Centaurus A (Figure 1) qui compare l’apparence de cet objet dans deux bandes de fréquence : en rayons X (à droite) et dans le domaine visible (à gauche). L’image obtenue en X révèle la présence d’éjections de matière qui s’éloignent du noyau central de la galaxie en des directions opposées. Ces éjections sont composées de particules de haute énergie, témoins de processus d’accélération à l’œuvre. Un autre exemple est GRB221009, un sursaut gamma[11] très récent (détecté le 9 octobre 2022), qui a donné lieu à la production de photons dans le domaine des rayons gamma atteignant des énergies proches de 20 TeV.

Comprendre par quel mécanisme ces sources se transforment en accélérateurs de particules est au cœur de l’astrophysique que l’on qualifie de multi-messagers, qui vise à sonder le cosmos par la détection de photons de toute énergie, ou de neutrinos[13], ou de rayons cosmiques (des noyaux d’atomes se déplaçant à des vitesses proches de celle de la lumière, et donc de haute énergie), ou d’ondes gravitationnelles[14].

Enrico Fermi (1901 – 1954), célèbre physicien du XXe siècle, pionnier de la physique nucléaire et de la physique des particules, fut le premier à chercher une réponse à cette question. Dans un article fondateur de 1949, il étudie la possibilité d’accélérer des particules dans les plasmas astrophysiques ténus par des collisions répétées avec des « nuages magnétisés » dynamiques, c’est-à-dire en mouvement. Ces nuages magnétisés sont ici des régions localisées de l’espace dans lesquelles des champs magnétiques sont présents. Lorsque des particules chargées (noyaux d’atomes ou électrons) se propagent dans un assemblage de telles structures magnétisées dynamiques, elles prennent (ou cèdent) de l'énergie aux champs électromagnétiques portés par ces structures. Plus simplement, on peut se représenter ce processus en assimilant la particule à une balle de tennis qui subit, au gré de son parcours, des coups de raquette. Si le coup est un amorti, la particule perd de l’énergie, sinon elle en gagne. Au final, l’énergie de chaque particule évolue au gré du hasard, avec pour conséquence que certaines particules seront accélérées à haute énergie, tandis que d’autres seront décélérées.

Ce mécanisme mis en évidence par Fermi, et dénommé « stochastique » ou « turbulent », représente la base des modèles théoriques de l’origine des particules de haute énergie. Cependant, une description formelle de ce processus dans des conditions astrophysiques réalistes demeurait un défi qui devait être relevé. Cela tient notamment au fait que l’image de « nuages magnétisés dynamiques » représente une description grossière d'un phénomène complexe, la turbulence[15] magnétisée, qui représente un sujet d’étude à part entière. En outre, dans les sources astrophysiques de haute énergie, cette turbulence prend une forme extrême, car la vitesse caractéristique des tourbillons magnétiques approche la vitesse de la lumière.

Depuis 2019, une équipe constituée de Virginia Bresci (doctorante à l’IAP), Martin Lemoine (directeur de recherche au CNRS) et de Laurent Gremillet (chercheur au Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies renouvelables, CEA) s’est attaquée à ce problème par le biais de calculs numériques de haute performance[16] (Bresci et al. 2022), ainsi que par le développement de modèles théoriques (Lemoine 2021, Lemoine 2022). La Vidéo 1 présente la visualisation d’une telle simulation, en deux dimensions spatiales, utilisant le code « particle-in-cell »[17] CALDER (Lefebvre et al. 2003) qui permet d’étudier, de façon virtuelle, le développement d’une turbulence magnétisée dans les conditions extrêmes des systèmes astrophysiques, et d’y étudier l’accélération de particules. Les niveaux de gris tracent l’intensité du champ magnétique, tandis que les symboles verts suivent quelques-unes parmi les milliards de particules qui composent cette simulation. La taille du symbole, qui croît avec l’énergie de la particule, permet de voir l’accélération à l’œuvre : en interagissant avec les tourbillons magnétiques en mouvement, les particules gagnent de l’énergie selon le mécanisme décrit ci-avant. La Figure 2 propose une visualisation du champ de vitesse (mesuré en unités de la vitesse de la lumière) dans une simulation semblable, conduite cette fois en trois dimensions spatiales (Bresci et al. 2022).

Figure 2 : Visualisation en trois dimensions de la vitesse du plasma dans une simulation de turbulence magnétisée. La carte de couleur indique la valeur de cette vitesse v en unité de c, vitesse de la lumière.

Vidéo 1 : Animation d'une simulation numérique de turbulence magnétisée en deux dimensions, conduite à l’aide du code « particle-in-cell » CALDER. En noir et blanc : l’intensité du champ magnétique, croissant avec la brillance. En vert : les positions de quelques dizaines de particules choisies au hasard dans la turbulence, parmi le milliard de particules présentes dans la simulation ; la taille du symbole croît avec l'énergie de la particule. La simulation évolue ici sur une échelle de temps comparable à plusieurs fois le temps nécessaire pour observer le retournement sur lui-même d’un tourbillon de taille maximale (qui représente environ un tiers d’un côté de la boîte de simulation).
Crédit : V. Bresci, L. Gremillet, M. Lemoine

Figure 2 : Visualisation en trois dimensions de la vitesse du plasma dans une simulation de turbulence magnétisée. La carte de couleur indique la valeur de cette vitesse v en unité de la vitesse de la lumière c. Crédit : Bresci et al. 2022

En parallèle, cette équipe a généralisé et formalisé le modèle originel de Fermi dans le cadre d’une turbulence magnétisée, telle qu’on peut la rencontrer dans ces sources astrophysiques (Lemoine 2021, Lemoine 2022). Un travail réalisé en collaboration avec Camilia Demidem (ancienne doctorante à l’IAP, actuellement post-doctorante à l’Université de Colorado Boulder) et une équipe de Columbia Université a permis de confronter ce modèle aux expériences numériques décrites ci-avant, et ainsi de le conforter (Bresci et al. 2022). Cette analyse a en effet montré que l’essentiel de l’énergie gagné par les particules résulte bien de leur interaction avec les structures magnétiques en mouvement, et non pas de l’interaction avec des ondes électromagnétiques présentes dans la turbulence, comme suggéré par d’autres scénarios modernes.

L’étude plus récente (Lemoine 2022) propose une approche formelle qui vise à décrire, à partir de principes premiers, comment un ensemble de particules tire de l’énergie d’une turbulence magnétisée. Plus précisément, elle propose une équation qui permet de suivre l’évolution dans le temps de la distribution en énergie de l’ensemble des particules. La question clé est de caractériser rigoureusement les propriétés statistiques des champs électromagnétiques aléatoires qui contrôlent le processus d’accélération. Cette étude relie ces statistiques à la nature dite « intermittente » de la turbulence, c'est-à-dire au fait que, lorsqu’on s’intéresse à la turbulence sur de petites échelles spatiales, les quantités ont tendance à prendre de grandes valeurs dans des régions localisées, pouvant varier rapidement avec le temps. De telles statistiques peuvent se décrire par des théories dites « multi-fractales[18] », proposées par Uriel Frisch et Giorgio Parisi (Prix Nobel 2021). En faisant appel à ces outils, cette étude ouvre une connexion entre les propriétés fondamentales de la turbulence magnétisée et l’efficacité du processus d’accélération de Fermi qui y prend effet.

In fine, ces résultats théoriques et numériques permettent de mieux comprendre comment et dans quelles conditions les plasmas turbulents jouent le rôle d’accélérateurs de particules. À terme, les outils développés pourront être utilisés pour modéliser l'accélération des particules dans une variété d'environnements astrophysiques, de l’atmosphère solaire aux plasmas plus extrêmes des sources astrophysiques relativistes, avec pour but de progresser dans notre quête de l’origine des particules de haute énergie dans l’Univers.

Notes

[1] Le photon est le quantum d'énergie associé aux ondes électromagnétiques (allant des ondes radio aux rayons gamma en passant par la lumière visible), qui se comporte comme une particule élémentaire. Lorsque deux particules chargées électriquement interagissent, cette interaction peut être considérée comme un échange de photons.

[2] Le rayonnement Bremsstrahlung, ou rayonnement de freinage, est produit lorsqu’un électron subit une accélération conséquente à son attraction par un noyau d’atome.

[3] Le rayonnement synchrotron résulte de la déflection d’un électron par un champ magnétique.

[4] Le rayonnement Compton provient de l’interaction entre un électron et un rayonnement électromagnétique.

[5] Les interactions hadroniques correspondent à l’interaction entre un noyau d’atome et d’autres noyaux, ou entre un noyau et un rayonnement. Cette interaction conduit à la production de nombreuses particules secondaires, dont des photons.

[6] L’électron est parmi les particules chargées celle qui a la plus petite masse, et elle est un des composants de l’atome, avec les protons et neutrons, qui eux composent le noyau de l’atome.

[7] Le positron est un antiélectron, c’est-à-dire une particule ayant les mêmes caractéristiques que l’électron, sauf une charge électrique de signe opposé.

[8] Le plasma est un des quatre états de la matière (en plus de l'état solide, l'état liquide ou l'état gazeux). Le plasma est composé d’électrons et d’ions (atomes ou molécules portant une charge électrique) ce qui le rend très sensible à l'action des champs électromagnétiques. La flamme d’une bougie, la foudre, le soleil et les aurores boréales sont des plasmas.

[9] Un trou noir est un objet si compact qu'aucune forme de matière massive ou de rayonnement ne peut s’échapper de son champ de gravité. Cet objet est donc noit car il ne rayonne pas.

[10] Un microquasar est un système binaire composé d’une étoile ordinaire orbitant à faible distance d’un trou noir. L’atmosphère de l’étoile est en partie aspirée par le trou noir, ce qui donne lieu à l’éjection de matière et à l’émission de rayonnement de haute énergie.

[11] Un sursaut gamma nous apparaît comme une émission intense et brève (pendant une à quelques dizaines de secondes) de photons dans la bande de fréquence gamma. Ces événements résultent de la fusion d’étoiles à neutrons ou trous noirs, ou de la fin de vie d’une étoile très massive lorsqu’elle explose en supernova.

[12] Une radiogalaxie est une galaxie éjectant de la matière sur des distances bien supérieures à la taille de la galaxie. Ces éjections ont souvent la forme de jets et de lobes, et ont tout d’abord été détectées dans le domaine radio, d’où l’appellation. Elles sont produites dans l’environnement du trou noir central de la galaxie, et sont également visibles à plus haute fréquence (l’infrarouge, l’ultraviolet et les rayons X).

[13] Le neutrino est une particule élémentaire électriquement neutre qui interagit faiblement avec la matière.

[14] Une du site internet de l'IAP : « Première détection conjointe des émissions gravitationnelle et lumineuse d'une coalescence d'étoiles à neutrons »

[15] La turbulence désigne l'état de l'écoulement d'un fluide, dans lequel la vitesse en tout point varie rapidement en intensité et direction, conduisant à une apparence fortement désordonnée à de nombreuses échelles spatiales et temporelles, et incluant de nombreux tourbillons. Cet écoulement est alors difficilement prévisible.

[16] Le calcul numérique de haute performance permet de réaliser des simulations massives, ou des calculs complexes, en utilisant en parallèle un grand nombre d’ordinateurs. Les simulations discutées ici ont utilisé jusqu’à 27000 cœurs de calcul en parallèle sur la machine Irene du Très Grand Centre de Calcul (TGCC) du CEA.

[17] La méthode numérique « particle-in-cell » (pour « particule-dans-cellule ») permet de modéliser le comportement d’un plasma et des champs électromagnétiques associés. Elle décrit le plasma comme une assemblée d’un grand nombre de particules chargées soumises aux forces exercées par les champs électromagnétiques, y compris ceux générés par ces particules.

[18] Un objet de géométrie fractale présente une structure similaire à toutes les échelles. Une géométrie multi-fractale comporte une multitude de comportements fractals entremêlés.


Liens

puce  Article (en anglais) dans Physical Review D106, 023028: Virginia Bresci, Martin Lemoine, Laurent Gremillet, Luca Comisso, Lorenzo Sironi, Camilia Demidem, 2022, « Nonresonant particle acceleration in strong turbulence: Comparison to kinetic and MHD simulations » (Version publique)

puce  Article (en anglais) dans Physical Review D104, 063020: Martin Lemoine, 2021, « Particle acceleration in strong MHD turbulence » (Version publique)

puce  Article (en anglais) dans Physical Review Letters, 129, 215101: Martin Lemoine, 2022, « First-principles Fermi acceleration in magnetized turbulence » (Version publique)

puce  Suggestions des éditeurs pour le Volume 129, Issue 21, du 18 novembre 2022 de Physical Review Letters

puce  Actualité de l’INSU/CNRS, résultat scientifique dans la thématique « Univers », le 30 novembre 2022 : « Les plasmas astrophysiques turbulents, accélérateurs de particules »

puce  Article (en anglais) dans Nuclear Fusion, 43, 629: E. Lefebvre et al., 2003, « Electron and photon production from relativistic laser–plasma interactions »

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Rédaction web : Valérie de Lapparent

Mise en page : Jean Mouette

Décembre 2022

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